
photo: Pierre Dury
Le film L'agent secret, deuxième coup de coeur brésilien de l'année
12-12-2025
Regardez la bande annonce

À chaque fois que je vois un bon film, comprenez-moi bien quelque chose qui relève du 7e art, pas de la peinture à numéros, je n’en reviens pas du pouvoir du cinéma à nous faire décrocher de la réalité.
Pour la deuxième fois cette année, c’est le cinéma brésilien qui m’a procuré ce bonheur cinéphilique.
En février, c’était Ainda estou aqui (Je suis toujours là) de Walter Salles, cette fois c’est O Agente Secreto (L’agent secret) de Kleber Mendonça Filho.
Les deux films sont campés dans la période noire où le Brésil vivait sous la dictature qui a sévi de 1964 à 1985.
Dans L’agent secret, un titre qui nous met sur une fausse piste, nous sommes en 1977. Ça fait 13 ans que la dictature modèle le pays.
Le personnage principal, brillamment incarné par l’acteur brésilien Wagner Moura (Narcos) s’appelle Marcelo, ou Armando, selon la situation, avec ou sans barbe. Il est en fuite.
On ne sait pas trop à quoi il veut échapper, mais il a quitté São Paulo pour se réfugier à Recife, la capitale de l'État du Pernambouc où le carnaval bat son plein.
Le réalisateur Kleber Mendonça Filho est en pays de connaissance, car il est né dans cette ville de bord de mer du Nordeste, en 1968.
Filho, autrefois critique de cinéma, ne fait pas de cadeau à ceux qui doivent raconter son film sans le déflorer. Son très long métrage (2 heures 40) est multicouche.
Au début de l’histoire, l’esprit débridé du carnaval donne sa première couleur au film. Tout le monde est sur le party, déguisé même, ce qui rend difficile de savoir qui est qui. Surréaliste!
Dans cette ville en liesse, à part le bilan des morts qui ne cesse d’augmenter chez les carnavaleux, on jase beaucoup de la jambe humaine trouvée dans l’estomac d’un requin capturé au large de la plage de Boa Viagem. Il faut savoir que depuis que le récif de corail au large de Recife s’est dégradé dans les années 1970, les requins font des ravages à cet endroit.
La maison où Marcelo/Armando débarque, tenue par une petite vieille au nerf, est habitée par d’autres gens en fuite comme lui. Personne ne dit clairement d’où il vient, et pourquoi il est là.
C’est lorsqu’ils s’échappent dans la conversation qu’on commence à voir plus clair.
On découvre petit à petit qui est ce Marcelo, qui s’appelle effectivement Armando, pourquoi sa tête a été mise à prix? qui veut le sauver? et qu’est-ce qu’il a à perdre (un fils dont il vit séparé depuis la mort de sa femme)?
Et c’est la beauté de ce film, rien ne nous est donné aisément. Il faut se laisser mener par l’intrigue qui se révèle dans un récit en trois parties qui emprunte différents genres cinématographiques sans qu’on se sente jamais largué.
On navigue entre suspense politique, thriller, film noir, western, gore, cinéma fantastique, épouvante, romance.
Tout ça repose sur une recherche minutieuse du climat de l’époque où l’immortalité de la dictature déteignait sur toutes les couches de la société.
La police est corrompue. Les industriels abusent de leurs pouvoirs. La justice ferme les yeux. Sans parler de ceux qui font les basses œuvres: séquestrent, torturent, assassinent et font disparaître.
Kleber Mendonça Filho ne laisse rien au hasard. Par exemple, comme une revanche sur l’histoire, il campe une partie de l’action dans un centre d’identification judiciaire là où se trouvent les fiches des milliers de personnes soupçonnées d’être contre le régime.
Selon le rapport de la Commission spéciale sur les morts et les disparus publié au Brésil en 2007, 479 opposants politiques sont morts ou ont disparu durant les 21 années de la dictature.
Des dizaines de milliers de personnes ont été détenues, une grande partie d'entre elles a été torturée, et 10 000 ont été forcées de s'exiler.
C’est l’objectif d’Armando: obtenir le fameux faux passeport pour fuir, avec son fils.
Il est assez spécial de savoir que le réalisateur Kleber Mendonça Filho a lui-même fui le Brésil en 2019 craignant pour sa liberté sous le régime de Jair Bolsanaro.
Il s’est installé avec sa femme française et ses deux enfants à Bordeaux.
C’est d’ailleurs au Cinéma Utopia de Bordeaux qu’il a écrit le scénario de ce film.
L’agent secret a été tourné à l’été 2024 à Recife, Brasília, et São Paulo.
En Panavision!
Cela contribue à sa puissance au grand écran.
On en a plein les yeux d’autant que la manière de filmer de Filho est extrêmement inventive. Le montage est aussi remarquable, et que dire du casting exceptionnel. Tête de vainqueur, face à claque, mine patibulaire, visage angélique, chaque acteur à l’écran a la tronche de l’emploi.
Ça contribue au plaisir du spectateur.
Et qui dit Brésil, dit musique.
Comme dans ‘’Je suis toujours là’’, elle joue un rôle capital.
La trame sonore compte une partie de musique originale, quelques tubes planétaires des années 1970 comme If You Love Me Now de Chicago, Love to Love You Baby de Donna Summer, Guerra E Pace, Pollo E Brace d’Ennio Morricone.
Bien sûr, il y a plusieurs chansons brésiliennes de l’époque.
Le film commence d’ailleurs on nous mettant parfaitement dans l’atmosphère avec Samba no Arpege, immense succès de Waldir Calmon.
Et pour vous convaincre impérativement d’aller voir ‘’L’agent secret’’ au cinéma, en version originale sous-titrée pour plus de saveur (excellent sous-titres en passant), j’ai gardé le gros calibre pour la fin.
Ce film a remporté deux prix à Cannes (mise en scène et meilleur acteur), il est déjà en nomination pour trois Golden Globes, et on apprenait cette semaine que l'Association québécoise des critiques de cinéma - AQCC, l’avait choisi au premier tour du Prix du meilleur long métrage international de l'année 2025. Et les Oscars ne se sont pas ne sont pas encore prononcés….
On n’a pas fini d’entendre parler de cet Agent secret!
Je pourrais m’arrêter ici, et vous aussi, mais il y a quelques éléments du film qui ont piqué ma curiosité et que j’ai explorés en revenant à la maison.
Si ça vous dit, voici ce que j’ai trouvé. Ce sont des détails, mais ils démontrent la profondeur de la recherche du réalisateur.
Attention, je serai peut-être divulgâcheur.
Dans une scène qui permet de découvrir qu’Armando est chef de département dans une université publique de São Paulo, le mot Québec est prononcé deux fois. C’est un personnage, un homme avec des traits d’indien de l’Inde, qui dit venir du Québec et enseigner à l’Université du Québec. C’est anodin.
Mais dans la discussion qui s’en suit, déterminante dans la suite du récit, on évoque le fait que le Brésil mène des recherches pour développer une voiture électrique, et qu’il y a des concurrents ailleurs dans le monde. Dans l’industrie, on ne blaire pas qu’Armando bénéficie de financement gouvernemental pour ses recherches.
Eh bien, après vérification, c’est un fait, en 1974, le constructeur automobile brésilien Gurgel, compagnie fondée en 1969 par João do Amaral Gurgel, soutenu par la dictature, a présenté au Salão do Automóvel de São Paulo une voiture électrique, la Gurgel Itaipu E150 (Itaipu est le nom d’un barrage électrique au Brésil).
Approximativement au même moment, l’entreprise québécoise Marathon Electric Car développe la voiture électrique Marathon C-300 sur un châssis de Ford Pinto. Il s’en vendra 600 exemplaires.
Ça ne change rien à l’histoire du film, mais personnellement j’ai trouvé intéressant d’apprendre ça.
Pour rester dans le domaine de l’auto, impossible pour moi, qui a toujours possédé une Golf, de ne pas remarquer l’omniprésence des voitures du fabricant Volkswagen dans le film. Particulièrement la mignonne Coccinelle.
Or, cette omniprésence s’explique. Volkswagen, installé au Brésil depuis 1953, a été très de mèche avec la dictature. L’entreprise a d’ailleurs mené une lutte féroce à ses employés qui militaient dans le syndicat, souvent des opposants à la junte.
Après la commission de vérité et de réconciliation tenue au Brésil, le constructeur automobile allemand a signé un accord prévoyant l’indemnisation des anciens ouvriers de ses usines de Sao Paulo enlevés, torturés ou assassinés durant la période la plus sombre du régime militaire.
Il me faut aussi dire un mot sur la fameuse jambe découverte dans l’estomac du requin. Elle sera le prétexte d’une scène assez étrange qui donne momentanément un caractère fantastique au film.
Ça ne dure pas longtemps, mais ça tranche tellement avec le reste que ça mérite une explication.
Il y a à Recife une légende qui raconte l’histoire d’une jambe poilue se promenant en ville la nuit pour botter le derrière des gens qui se trouvent sur son chemin.
Le réalisateur reprend cette légende à sa manière, et ça devient une métaphore sur la dictature qui fait peur à ceux qui osent sortir du rang.
Quand je dis que ce film est multicouche!
Je vais terminer avec le fait que ce film est aussi un hommage au cinéma. Kleber Mendonça Filho a choisi, parmi ses lieux de tournage, le cinéma São Luis de Recife, lieu emblématique de son enfance.
Dans ‘’L’agent secret’’ on y voit une séquence sur le grand écran mettant en vedette Jean Paul Belmondo dans ‘’Le Magnifique’’ (1973) de Philippe De Brocca.
C’est un des cinq clins d’œil que le réalisateur fait au cinéma.
Vous aurez deviné que le requin fait référence au film ‘’Les dents de la mer’’ (1975) de Steven Spielberg. À vous de trouver les trois autres.
À la fin du film, le fils de Marcelo dit que le cinéma São Luis a été démoli, et a été remplacé par la clinique de sang où il travaille comme médecin.
Sachez que le cinéma São Luis existe toujours au 175 da Aurora à Recife, quant à la clinique elle se trouve dans le même quartier de Boa Vista.


